« Si la vérité blesse, c’est la faute de la vérité », assurait le frais ministre de l'Économie lors d’une conférence de presse. Mai 2004, Nicolas Sarkozy prenait fraîchement ses quartiers à Bercy et l’Élysée était encore loin. Depuis, et sans rouler des épaules — plutôt des mécaniques — le voici prodigue de conseils aux professionnels du livre. Administrateur du groupe Lagardère, donc de Hachette Livre, la fonction lui donnerait des ailes ?
Dans un entretien accordé au Point, l’ex-président de la République présentait Vivendi en réformateur capable de moderniser l’industrie, au point de mettre un terme à la surproduction d’ouvrages. Or, moins de livres implique moins de volume(s ?) pour la diffusion/distribution, l’un des moteurs économiques de Hachette Livre. Comment diminuer le nombre de livres sans impacter les finances du groupe ? Malgré nos demandes répétées, la recette demeure secrète – on s’en remettra à la magie de Noël, bien que de courte durée.
Il insistait également sur le montant de droits d’auteur que verse un éditeur pour l’exploitation d’une œuvre. « Les auteurs en France sont souvent les sacrifiés de la chaîne créative. Un homme comme Jean d’Ormesson, qui est comme une incarnation de l’écrivain français, a terminé sa carrière en touchant un faible pourcentage sur ses ventes de livres », indiquait-il.
Une remarque qui a fait sursauter : quelles sont ces parutions incriminées — et de quoi parle-t-on ?
Se poser en expert de l'édition, Nicolas Sarkozy ne l’avait encore jamais osé. Et voici l’ex-président concluant que Jean d’Ormesson incarne la paupérisation des auteurs dans l’Hexagone. Le raccourci ébouriffe, mais, en bon chevalier blanc, il va et vole au secours d’innocents... auteurs mal payés par leurs éditeurs ? Un cruel manque de détails embrouille l’esprit : combien d’années avant la disparition d’un créateur compte-t-on pour déterminer la fin d’une carrière ?
Dans le cas présent, les trois derniers livres du regretté Jean, parti le 5 décembre 2017, sont parus à titre posthume, dans trois maisons :
• Robert Laffont/Bouquins : Des messages portés par les nuages — Lettres à des amis le 11 mars 2021 (11.252 ex.)
• Héloïse d’Ormesson : Un Hosanna sans fin, le 15 novembre 2018 (194.000 ex.)
• Gallimard : Et moi, je vis toujours le 11 janvier 2018 (187.000 ex.) [données : Edistat, ventes grand format]
Auparavant, il avait publié Je dirai malgré tout que cette vie fut belle au 1er janvier 2016, chez Gallimard, son éditeur historique (plus de 310.000 exemplaires). Ou encore, Comme un chant d’espérance (Héloïse d’Ormesson, juin 2014 - près de 169.000 exemplaires), Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit (Robert Laffont, août 2013, plus de 340.000 ventes), et entre deux, la réédition de Au plaisir de Dieu (Folio, avril 2015, près de 75.000 exemplaires). [données : Edistat, ventes grand format et poche]
Alors, quels pourcentages défavorables Nicolas Sarkozy dénonce-t-il ? Les contrats de Jean d’O avaient la réputation d’être très avantageux, bien qu’aucune des maisons d’édition concernées ne nous ait répondu ni communiqué d’éléments chiffrés. « C’est qu’il est un objet, chez nous, dont on ne cause. Pas plus que de cordon dans l’hôtel d’un pendu », lit-on dans Cyrano de Bergerac. Le nez du Gascon est frappé du même tabou que les contrats dans l’édition.
Voilà qui devient donc troublant : la déclaration de l’ex-président implique une connaissance tant des conditions contractuelles de l’Académicien, en cette fin de carrière, que des précédentes modalités appliquées. S’il est vrai que dans les dîners mondains et germanopratins, on parle de tout et de rien, l’indiscrétion intrigue. Et toutes les hypothèses s’entendent.
En qualité d’administrateur de Lagardère, on comprendrait que ces données lui soient remontées, si une des maisons de Hachette Livre avait fait paraître lesdits ouvrages.
Mais là, fausse piste : hors Gallimard, les deux autres structures — Robert Laffont et Héloïse d’Ormesson — sont propriété d’Editis, filiale à 100 % de Vivendi — qui, en revanche, tente d’acquérir Hachette Livre. Nicolas Sarkozy s’est souvent présenté comme un ami de Vincent Bolloré : difficile d’imager ce dernier aussi impliqué dans la vie du groupe éditorial et de ses maisons.
A-t-on alors affaire à un problème d’étanchéité entre Hachette Livre et Editis, à travers Vivendi ? Certes, on retrouve également Arnaud de Puyfontaine dans les administrateurs de Lagardère, qui occupe aussi le poste de président du directoire de Vivendi et du conseil d’administration d’Editis. Et en mars dernier, Le Monde lui prêtait des propos plutôt laudatifs à l’égard de l’ex-président, alors qualifié de « seul homme d’État que l’on ait ». De là à s’entretenir ensemble des contrats d’auteurs, furent-ils académiciens…
Interrogé à ce sujet, le groupe Vivendi assure « qu’il y a un ring-fencing absolu et que Vivendi n’a pas accès, pendant que Bruxelles instruit son dossier, aux infos commerciales ni à quoi que ce soit concernant Hachette et plus généralement le pôle Édition de Lagardère ». Autrement dit, un cloisonnement total et garanti.
De son côté, la maison mère de Hachette Livre abonde : « Il n’y a pas d’“informations circulant entre les sociétés Hachette Livre et Editis, ces deux sociétés étant en situation de concurrence », nous affirme-t-on. « Comme vous devez le savoir, ces informations étant publiques, des mesures sont appliquées notamment au sein du conseil d’administration de Lagardère SA, où Vivendi est représenté, afin d’éviter tout échange d’informations sensibles entre les deux groupes. »
Des dispositions en vigueur jusqu’à la décision de la Commission européenne d’autoriser, ou rejeter « le projet de prise de contrôle de Lagardère SA par Vivendi SE. Dans cette attente, le groupe Lagardère fonctionne, à tous points de vue, en dehors du contrôle de Vivendi et à ce titre Hachette Livre n’est à ce jour ni totalement ni “pour partie” » dans le giron de Vivendi ». »
Et de conclure : « À toutes fins utiles, nous vous confirmons donc que le groupe Lagardère n’a ainsi pas connaissance du montant de droits perçus par Monsieur d’Ormesson sur les ventes de ses ouvrages édités par Editis. »
Cette attention portée aux contrats résulte-t-elle d’une marotte de l’ex-président ou d’un intérêt personnel ? Il se murmure dans le Landerneau que l’auteur Sarkozy aurait des envies de nouvel… éditeur. Avec Passions (212.943 exemplaires) et Le Temps des tempêtes (186.234 exemplaires), le fondateur de Les Républicains avait gonflé les scores de L’Observatoire, filiale du groupe Humensis (données : Edistat).
Or, ce dernier a connu une année 2021 déficitaire, au point que sa maison mère, le réassureur Scor, doit en combler les dettes. Un porte-parole réfutait la cession prochaine d’Humensis, et depuis Muriel Beyer a été nommée dans le directoire tricéphale qui présidera à la destinée d’Humensis.
Alors... Le changement, c’est maintenant ? L’Obs avait exploré cette option : Sarkozy signant dans l’une des maisons d’Editis aurait coulé de source. Maintenant que Vivendi a pour perspective de céder l’entreprise pour mieux acquérir Lagardère, l’arrivée chez l’une des maisons de Hachette Livre semblerait plus probable.
Le Monde prêtait à Isabelle Saporta, d’avoir obtenu son poste de PDG de Fayard en ralliant la cause Nicolas Sarkozy, dans les altercations avec Sophie de Closets. L’éditrice avait fini par quitter Fayard, remplacée par la journaliste. La maison se sentirait-elle redevable ?
On soupçonne également Nicolas Sarkozy de lorgner du côté de l’autoédition comme Éric Zemmour ? Plausible, mais voilà que l’auteur tiendrait des propos allant à l’encontre de ceux de l’administrateur de Lagardère. Qu’est-ce, cependant, qu’un paradoxe sinon le chemin socratique vers la vérité ?
Dans tous les cas, le point demeure : en affirmant que Jean d’Ormesson a fini sa carrière avec un faible pourcentage, Nicolas Sarkozy dit vrai. Partiellement du moins. L’ultime ouvrage paru chez Gallimard, Et moi, je vis toujours, fut signé de son vivant. Et les informations obtenues par ActuaLitté confirment bien que les conditions étaient similaires à celles en vigueur pour ses autres ouvrages dans la maison d’Antoine Gallimard. Les précédents titres y compris.
Restent alors les deux autres titres posthumes, et le pourcentage des contrats signés avec les structures d’Editis. ActuaLitté a obtenu confirmation : les droits d’auteur ont été volontairement revus à la baisse par sa fille, en signant les contrats d’édition. Héloïse d’Ormesson pas plus que le groupe Editis n’ont apporté d’explications : on supposera que des motivations personnelles — et louables — ont conduit à un contrat d’édition moins avantageux. Et dans tous les cas, Jean d’Ormesson n’aura pas perçu ces sommes.
Ces deux parutions, seules à différer en matière de revenus, justifieraient-elles l’analyse erronée qu’en fait Nicolas Sarkozy, s’appuyant sur des éléments aussi confidentiels que privés ? Par sa formulation, l’intéressé pointe-t-il la rémunération que perçoivent les auteurs dans les maisons du groupe Editis — et que l’on doit alors, dans un habile syllogisme, considérer comme moindre ?
Ou cherchait-il à démontrer dans la presse qu’il connaissait le métier — avec un discours digne de ces personnes dont La Bruyère tirait volontiers le portrait. Voilà qui serait moins grave : son quinquennat nous y a habitués.
ActuaLitté a plusieurs fois sollicité l’ex-président, mais ce dernier n’a pas souhaité répondre.
Les éditions Gallimard, consternées par les propos de l’ex-Président, ont apporté quelques précisions à ActuaLitté — confirmant par là même les informations communiquées. « Jean d’Ormesson jouissait de droits très élevés, les plus élevés de notre maison : c’était un auteur que nous adorons et pour lequel nous gardons une immense grande affection. »
Et d’ajouter : « Maltraiter un écrivain de son talent, en fin de carrière comme cela est dit, n’aurait aucun sens. Qu’une ancienne figure politique française se mêle d’édition, avec des informations erronées, est tout aussi étonnant. » Et du reste, ses droits d'auteur n'ont jamais été revus à la baisse par la maison Gallimard.
Surtout quand on ignore d’où ladite personnalité publique tient les éléments qu’elle brandit de la sorte.
Crédits photo : Jacques Paquier CC BY 2.0
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